Somebody that I used to know / Willa

C’était la première fois que Willa remettait les pieds dans la salle de conférence. À la fois rassurante, familière, et désespérément traumatisante, pour une raison qu’elle n’arrivait pas à cerner parfaitement. Elle avait réintégré son uniforme bleu de la police de Newport, à une maigre différence près : il y avait un détail supplémentaire épinglé sur son veston, celui-là même qui trouverait irrémédiablement le fond de son casier avant la fin de la prochaine heure. Une médaille, une reconnaissance, une promesse d’avancement si on en croyait son sergent, même si la perspective d’avoir plus de responsabilités et moins de temps sur le terrain ne l’enchantait pas. Autour d’elle, les gens de sa brigade, qui étaient déjà au courant de son retour imminent; les autres officiers qui la connaissaient lui avaient fait comprendre qu’ils étaient ravis qu’elle soit de retour, mais ça n’avait pas vraiment apaisé la policière.

Elle avait voulu quitter rapidement la pièce, mais quelqu’un d’autre avait été plus rapide, comme s’il avait prémédité d’interrompre sa fuite. Si Will l’avait entendu scander son prénom à travers la salle, elle avait seulement eu envie de s’éclipser encore plus vite, reconnaissant la voix de son ancien collègue. « Salut, Roy. » Willa pince les lèvres, croise les bras sur sa poitrine. Elle ne se déplace pas non plus, à l’instar de son interlocuteur, espérant que quelqu’un vienne la délivrer de ce calvaire. Or, Roy semblait sincèrement ravi de la revoir sur le campus de la police et elle ne savait aucunement comment interpréter son enthousiasme, ses bavardages insipides. « Ouais, quelques jours… » tente-t-elle, visiblement peu soucieuse d’étirer la conversation. « Comment tu vas? Et ta copine? » fait-elle, dévoilant sans plus de cérémonies la source de son irritation. Willa, elle n’avait jamais fait dans la dentelle, n’avait jamais été particulièrement diplomate avec son entourage. Quand il s’agissait d’empêcher un désespéré de sauter du haut du pont de Newport, là, elle pouvait se targuer d’avoir une fiche parfaite. Autrement, ses états d’âme ne demeuraient que rarement secrets ou mystérieux. Il n’en demeurait pas moins que s’il pouvait sembler injuste de pousser Roy devant un train en marche en soulevant directement la question de l’autre fille, qu’elle aurait pu faire preuve d’un peu plus de discernement, elle se sentait trahie. Jalousie, qu’on dit, parfois; possessivité mal avisée. Ils ne sortaient même pas ensemble, à l’époque; ou du moins ils n’avaient jamais fait le point sur leur relation, qui avait pourtant toutes les caractéristiques d’un couple.

Elle soupire. Dix mois qu’elle était partie et il l’avait remplacée comme on échange une chemise de service pour une plus neuve. Plus belle. Plus jeune. Plus blonde. C’était sans doute de l’aveuglement, mais elle refusait de croire que tout ça avait le moindre lien avec le désagrément qu’ils avaient pu avoir lors de leur dernière mission conjointe. C’était forcément personnel. « J’ai presque un an d’arriérés à gérer sur mon bureau alors tu m’en veux pas si j’me casse maintenant, hein. » Ça avait au moins le mérite d’être la vérité.

Ses yeux se lèvent au plafond dans une exaspération dramatique. « Tu pourrais au moins avoir la décence de pas jouer à l’ignorant », qu’elle lui remet sous le nez, ses doigts se crispant autour de ses bras toujours solidement croisés. De toute évidence, elle n’avait aucune intention de laisser Roy user de ses charmes indéniables sur elle. Cloîtrée comme une huître, imperméable à l’insistance du policier, Willa l’observe avec un certain dédain pendant quelques secondes. Persuadée qu’il ne serait pas désespéré au point de l’empêcher de partir, elle fait donc un pas sur le côté pour le contourner, mais il semble décidé à la retenir aussi longtemps que possible contre son gré. T’es plus à ça près. Il savait exactement quoi dire pour la faire sortir instantanément de ses gonds. Qu’est-ce qu’il en savait, lui, de toute manière? Ce n’était pas lui qui venait de se claquer ce qui avait paru être une éternité sous la couverture d’une serveuse dans un restaurant de Chinatown pour mieux endiguer les opérations anti-héroïne contre la triade. « Roy, je dois le dire de combien de façons pour que tu piges? C’est non. T’as visiblement rien à me dire que j’aie envie d’entendre », lui lance-t-elle sèchement, ancrant pour une dernière fois des prunelles amères dans celles de son interlocuteur. Willa délie finalement ses bras pour poser ses mains sur les bras de Roy, histoire de contrôler son mouvement le temps qu’elle le contourne définitivement. « Bye, Roy. » Elle ne le regarde plus lorsqu’elle le salue froidement, quittant la salle de conférence pour se réfugier dans les vestiaires des femmes.

Chance ou volonté divine, elle ne recroise pas Roy de toute la journée, à son plus grand bonheur. Elle avait une quantité monstrueuse de travail à rattraper, faire le suivi des dossiers qu’elle avait départagés entre ses collègues en son absence, récupérer ceux qui n’étaient toujours pas conclus… elle n’allait pas chômer pendant les prochaines semaines, et elle n’avait pas besoin de savoir que Roy était sur son cas, histoire de rendre la situation encore moins agréable. Elle avait tout raté en dix mois. Une collègue avait eu le temps d’annoncer sa grossesse et de partir en congé maternité et elle n’en avait rien su; un de ses mentors avait pris sa retraite. Elle pensait qu’il y aurait au moins une chose qui n’aurait pas changé et à laquelle elle pourrait s’accrocher, mais elle s’était trompée là-dessus aussi. Peut-être que ça n’aurait pas dû l’étonner. Willa avait choisi d’accepter la mission sous couverture qu’on lui offrait – ou plutôt, qu’on lui suppliait d’accepter – en partie pour s’éloigner de Roy, sans savoir ce à quoi elle s’exposait. Dire qu’elle regrettait était un odieux euphémisme.

Elle n’avait même pas pris la peine de récupérer son veston dans les vestiaires, se précipitant hors du poste quelques minutes après la fin de son quart, lorsque la pression sur ses épaules était devenue trop lourde. Le froid de novembre traverse instantanément sa chemise, mais elle sait qu’elle n’a que quelques mètres à faire pour rejoindre sa voiture, aussi accélère-t-elle simplement le pas, traversant Lieutenant Lane pour se rendre au parking. Appuyé contre la portière de sa sous-compacte, Roy l’attendait, visiblement. « Qu’est-ce que tu fous là? » C’est plus surpris que réellement en colère, comme exclamation. À vrai dire, elle le savait persistant, mais peut-être pas au point d’attendre dans le froid. On gèle, laisse-moi monter, qu’elle voulait dire, mais elle savait pertinemment que ça ne servirait à rien. Elle soupire, exhalant un nuage de condensation dense. « Tu veux un café? Tu l’as. OK? Une demi-heure. Et tu payes. » Elle pointe, nonchalante, le franchisé Dunkin’ Donuts ouvert vingt-quatre heures d’où sortent deux de leurs collègues. Ils n’ont que quelques dizaines de mètres à parcourir dans le froid pour s’y rendre et Willa accueille avec enthousiasme la bouffée d’air chaud qui l’enveloppe dès qu’elle pousse la porte. Sans un mot, elle s’installe à une table en retrait, laissant Roy se débrouiller avec le comptoir.

Ses doigts pianotent nerveusement sur la table usée alors qu’elle s’efforce de regarder partout sauf la silhouette de Roy qui se dirige vers elle, cafés en main. Willa savait parfaitement qu’il n’avait pas oublié comment elle aimait son café – sans lait ni crème, mais bourré de sucre, histoire de joindre l’utile à l’agréable. C’était rassurant, quelque part, mais doux-amer aussi. Elle pose ses mains encore frigorifiées sur le gobelet fumant, notant mentalement l’heure qu’il était sur l’horloge du restaurant après s’être assurée qu’elle fonctionnait encore. Pas question qu’elle offre une minute de plus que ce qu’elle avait promis, et encore, elle avait été généreuse. Peut-être qu’elle filerait avant la fin, désabusée, blasée par les inepties que lui dégobillerait inévitablement le policier. Il a beau prononcer son nom, elle ne le regarde pas, se contentant de se noyer métaphoriquement dans le café saturé de sucre qu’il a eu la gentillesse de lui offrir – pas qu’elle lui avait vraiment laissé le choix. « Au travail », répond-elle simplement. Contrairement à toi. Elle lui en voulait d’avoir été blessé, d’avoir désobéi aux ordres pourtant clairs de leur sergent, même si tout s’était déroulé à leur avantage. Aucun mort à déplorer et aucun civil blessé dans cette prise d’otages motivée par le braquage d’une joaillerie de luxe, mais une poignée d’agents de la paix blessés, dont Roy. « Il s’est rien passé. J’étais en colère. » J’ai eu peur pour toi. « J’ai pas répondu à tes appels parce que je bossais et que j’étais énervée. Quand j’ai rappelé, tu m’as pas répondu », se justifie-t-elle, comme si ça pardonnait le fait qu’elle avait passé au moins trois jours à lui raccrocher au nez chaque fois qu’il faisait le premier pas. La vie était ainsi faite et tout n’allait pas toujours pour le mieux, tout ne fonctionnait pas comme chacun l’espérait.

Elle gratte le styromousse du gobelet de ses ongles courts, mais soignés, par nervosité. La tête baissée, Willa observe le passionnant liquide noir qui danse sous l’effet de son tic. « Ils m’ont dit que t’étais pas en danger. J’ai pas insisté. » C’était vrai. Avant d’être exilée pendant presque un an, elle avait pris le pouls, parlé à leur supérieur. Roy se tirerait d’affaire sur le plan de la santé, mais professionnellement, il serait affecté ailleurs, quelque chose de moins glamour, de moins stressant, histoire qu’il calme un peu ses ardeurs. Du moins, c’était ce qu’elle avait compris. De toute la durée de sa couverture, elle n’avait aucun contact avec son ancienne brigade et n’avait pour pilier que son agent de liaison, qui refusait de lui donner la moindre nouvelle sur ses amis, jugeant que c’était trop distrayant. Avec son appartement dans Chinatown, à quelques pas du restaurant dégueulasse où elle avait travaillé et bouffé presque tous les jours et où il se blanchissait plus d'argent et d’opium que de serviettes à main, elle n’avait jamais réellement eu l’occasion de même passer en coup de vent devant le campus. Ça aurait pu être dangereux, de toute manière. « J’sais pas quoi dire d’autre. J’suis là, maintenant. J’espère que tu vas mieux. » Même si elle espérait que chaque seconde qu’il passait au lit avec sa blondasse était infiniment souffrante pour sa cicatrice à l’épaule. Son ton est morne, laisse entendre une certaine forme de tristesse, aussi, diffuse, comme si elle n’avait pas de source.

Elle sait qu'il ne comprend pas. Willa elle-même trouve que sa logique est criblée d’incongruités, de non-sens blessants pour quiconque n'était pas exactement à sa place, dans sa tête. Comment expliquer son point de vue à Roy sans passer pour une fille de mauvaise foi, quelqu'un qui ne sait pas où sont ses priorités? « Roy, j'étais pas en colère parce qu'on avait pas la même opinion. C'est le travail du sergent de t’faire des remontrances. J'étais en colère parce que t’as fait le con et que tu t'es blessé sans justification. T'as fait preuve de mauvais jugement et… et on aurait pu ne jamais se réconcilier après la dispute qu'on a eue juste avant. » Elle considérait égoïste que Roy ait failli la dérober de la chance de faire la paix, qu’il manque de peu de la faire vivre avec un terrible regret jusqu'à la fin de ses jours. Elle aurait pu changer pour le mieux après ça, devenir plus tolérante, plus magnanime, mais elle avait préféré le moindre effort et la fuite. Ce qu'elle donnerait pour revenir en arrière…

Heureusement, elle n'en avait pas trop dit, parce qu'elle aurait amèrement ravalé ses paroles. Willa esquive la main de Roy avec adresse, la posant sur le gobelet de café dont elle prend une gorgée. « Et moi j'avais besoin de toi pis t'as préféré aller te faire tirer d’sus. J’te permet pas de me dire que… » Elle baisse le ton alors que ses doigts se crispent doucement, faisant couiner le styromousse. « Que t'as besoin de moi alors que tu roucoules des je t'aime à une fille comme ça. » Jeune, mignonne, sûrement amoureuse à n'en plus finir de ce sacrément beau flic qui a décidé de jeter son dévolu sur elle.  « Tu sais ce que ça me dit, à moi? Ça me dit que je suis facile. Que c'est facile avec moi, que t'as besoin de moi quand je suis là, mais en mon absence le kit de Barbie à l’université fait l'affaire. »

Will détestait lorsque Roy ricanait comme ça, un peu méchamment, par lassitude ou quand il était blasé. Ça venait corrompre la façon qu’il avait de faire le clown la plupart du temps, même si ça le faisait passer pour un idiot, juste pour le plaisir de la voir retenir ses éclats de rire. Il n’en demeurait pas moins que la policière s’était peut-être mis les pieds dans les plats en admettant avoir entendu une conversation privée – enfin, aussi privée qu’elle pouvait être lorsqu’elle avait lieu devant le campus de la police de Newport. « C’était par hasard », le corrige-t-elle. « Je bosse ici, aussi, si tu préférais la cacher fallait pas l’inviter. Pas de besoin de filature pour savoir à peu près ce qu’un autre flic fait pendant qu’il est ici. » Elle ne sait pas pourquoi elle ne lâche pas le morceau. Will est comme un chien enragé, les dents enfoncées dans un steak qu’il refuse de laisser partir, de concéder à qui que ce soit. Il fallait qu’elle ait raison, c’était plus fort qu’elle – il fallait que Roy admette ses torts avec plus de conviction s’il voulait qu’elle daigne même réfléchir à la possibilité de lui adresser à nouveau la parole de façon courtoise.

Elle détestait lorsque Roy avait ce rictus narquois, mais elle fait la même chose lorsqu’elle entend la piètre rétorque du policier à son accusation. Incrédule, elle lâche un pouffement de rire, comme pour souligner le ridicule de sa justification. Qu’est-ce que ça changeait qu’elle ne soit plus étudiante? Techniquement plus étudiante, mais concrètement, elle demeurait d’âge universitaire. Plus éduquée que Will en plus d’être plus jeune, plus jolie, plus blanche et donc plus attirante – un rien suffisait à raviver l’ardent complexe d’infériorité que toute cette histoire lui faisait éprouver. « Non, t’as raison, Roy. T’as bien fait de pas attendre, parce qu’en vrai, qu’est-ce qu’y avait à attendre? J’ai pas dit où je partais et pour combien de temps. J’ai pas dit si je revenais. » Ça n’était pas une trahison, mais ça faisait tout aussi mal. Ils n’étaient rien, finalement. Juste deux bons amis et collègues de toujours qui vivaient chez l’un et l’autre, partageaient un lit, ce genre de détails inutiles. Il suffisait de presque rien pour que les choses s’arrangent, elle le savait, mais ça voulait dire piétiner son ego et passer outre son besoin compulsif d’avoir le dernier mot. Will était partie et Roy avait tenté de passer à autre chose, visiblement avec un succès mitigé, à l’entendre. « Tu devrais peut-être essayer plus fort et réussir. » Elle soupire, avale la dernière gorgée de son café, puis ramasse ses effets personnels laissés sur le siège d’à côté. Elle décoche un dernier regard à Roy avant de se lever, décidée, affrontant à nouveau le froid de la fin de l’automne newportois pour rejoindre sa voiture.

Il n’y avait rien qu’elle puisse ajouter sans admettre sa mauvaise foi, sans se montrer trop vulnérable. Leur relation, sans étiquette, était devenue une sorte de routine réconfortante, d’assurance, de pilier. Sa seule erreur avait été d’appeler au mauvais moment; Roy était entièrement coupable du reste. Maintenant, elle était de retour et plus rien n’était pareil.